L'arrivée chez Grand-Mère
Nous arrivons de la Grande Ville. Nous avons voyagé toute la nuit. Notre Mère a
les yeux rouges. Elle porte un grand carton et nous deux chacun une petite valise
avec ses vêtements, plus le grand dictionnaire de notre Père que nous nous passons
quand nous avons les bras fatigués.
Nous marchons longtemps. La maison de Grand-Mère est loin de la gare, à l'autre bout
de la Petite Ville. Ici, il n'y a pas de tramway, ni d'autobus, ni de voitures.
Seuls circulent quelques camions militaires.
Les passants sont peu nombreux, la ville est silencieuse. On peut entendre le bruit
de nos pas; nous marchons sans parler, notre Mère au milieu, entre nous deux.
Devant la porte du jardin de Grand-Mère, notre Mère dit:
– Attendez-moi ici.
Nous attendons un peu, puis nous entrons dans le jardin, nous contournons la maison,
nous nous accroupissons sous une fenêtre d'où viennent des voix. La voix de notre Mère:
– Il n'y a plus rien à manger chez nous, ni pain, ni viande, ni légumes, ni lait. Rien.
Je ne peux plus les nourrir.
Une autre voix dit:
– Alors, tu t'es souvenue de moi. Pendant dix ans, tu ne t'étais pas souvenue.
Tu n'es pas venue, tu n'as pas écrit.
Notre Mère dit:
– Vous savez bien pourquoi. Mon père, je l'aimais, moi.
L'autre voix dit:
– Oui, et maintenant tu te rappelles que tu as aussi une mère.
Tu arrives et tu me demandes de t'aider, Notre Mère dit:
– Je ne demande rien pour moi. J'aimerais seulement que mes enfants survivent
à cette guerre. La Grande Ville est bombardée jour et nuit, et il n'y a plus
de nourriture. On évacue les enfants à la campagne, chez des parents ou
chez des étrangers, n'importe où.